Nadir BOUMAZA

Ville et environnement. De la question du rapport des urbains à la nature, Grenoble, Plan Urbain/ Ministère Environnement, 1996

1. Le mythe grenoblois et la question de l’environnement

Il est des régions et des villes où la représentation de la nature et de ses formes les plus saillantes comme la montagne ou la neige, participe pleinement de l’image du territoire local.

Parce qu’elle est entourée de montagnes et parce que son histoire moderne est indissociable de celle de l’investissement social de la montagne, la ville de Grenoble ne cesse de produire du sens dans la confrontation entre le fait urbain et son environnement naturel.

Le mythe grenoblois s’alimente de cette relation qui trouve son origine dans l’exploration et la conquête progressive de la montagne accomplie avec l’exploitation de la houille blanche et qui s’exprime aujourd’hui, auprès du grand public, dans la place occupée par les loisirs de montagne et dans l’image dominante de la ville.

Le marquage iconographique de Grenoble par les massifs qui l’entourent est d’abord une matérialité économique, sociale et culturelle. Celle-ci peut être traduite en emplois liés à la montagne, en flux saisonniers et annuels de personnes, de biens, techniques, cultures, ..., et en échanges multiples, fort intéressants pour la compréhension des rapports ville/nature.

Bien qu’ils signifient la prégnance de l’urbanisation entendue au sens donné par Henri Lefebvre dans le droit à la ville, sur l’ensemble de l’espace environnant (N. BOUMAZA et al., 1990), les rapports de Grenoble avec ses montagnes, alimentent et s’alimentent cependant de l’idéologie de l’opposition entre la ville et la nature. L’évocation des plaisirs de l’évasion dans la nature-montagne magnifiée par ses différents paysages, par la neige, la flore, la faune, l’air ou le climat, y est fréquemment redoublée par celle de l’habiter et contribue à produire un doublet paradoxal de valorisation/ dévalorisation de la ville. Les pratiques résidentielles, de sport et de loisir développées en montagne opposent ainsi la ville à la montagne tout en participant à la constitution d’un continuum d’espaces hiérarchisés depuis la ville vers la montagne.

2. De la dichotomie ville/nature au continuum urbain

Modèle particulier de rapport à la nature, lié à la proximité de la montagne, l’image et les représentations de Grenoble peuvent être rapportées aux modèles dominants identifiés par R. FERRAS et J.-P.VOLLE_: une relation de symbiose entre la nature et la ville, une relation d’indifférence et une relation d’opposition.

Cette image de Grenoble ville sportive, intégrant la montagne et la nature dans son mode de vie, dans les activités de ses habitants, est généralement admise et posée comme préalable dans beaucoup de discours locaux. Elle participe notamment depuis le milieu des années 80 à la modernisation du mythe grenoblois constitué principalement au cours des années 70 après les jeux olympiques de 1968 et avec la phase la plus féconde de la politique municipale de Hubert DUBEDOUT (1965-1983).

L’image a été progressivement constituée à la faveur du développement des loisirs de montagne et de l’activité touristique, autour des thèmes de la proximité de la montagne. La valorisation de cette dernière n’y est pas faite uniquement en termes de commerce et de promotion touristique. La crise du modèle de croissance industrielle et la résistance des populations et cultures montagnardes, ont en effet largement convergé avec les idéologies post soixante-huitardes, générant une culture localisée de défense de la nature et de l’environnement, que la puissante Fédération Rhône Alpes de Protection de la Nature et de l’

C’est là une forme de dépassement de la dichotomie ancienne entre Ville et Nature, largement exploitée économiquement dans la promotion touristique et immobilière sous formes d’opposition entre espaces de liberté (la nature) et espaces d’aliénation (la ville, le travaillé).

La fin de la dichotomie Ville/nature tient d’abord à celle du paradigme ville-campagne (FRIEDMANN, DUGRAND,..) remplacé par le phénomène de urbanisation généralisée. L’intégration des espaces de diverses natures à des ensembles territoriaux sous commandement urbain a en effet sonné le glas de la vie rurale réduite précédemment à des formes reliques puis revalorisée, en tout cas restructurée là o a été constatée une renaissance des campagnes (Bernard KAYSER). Un continuum s’est en tout cas organisé entre des modes de vie inégalement rythmés sur des espaces structurés par les circulations résidentielle, professionnelle et culturelle.

La modernisation des campagnes qui résulte de cette généralisation des modes de vie urbains constitue en elle même cependant, une forme de remise en cause des milieux urbains du point de vue de la qualité de leur environnement. Elle signifie la valorisation de la nature urbanisée et la diversification croissante des types d’espaces résidentiels et de vie selon des principes de ségrégation socio-spatiale. La liberté de choisir son espace de résidence et les possibilités d’accès à un environnement de qualité sont devenues les formes dominantes de la différenciation sociale et de la domination culturelle et symbolique. Renvoyant les classes sociales à des espaces ségrégués et spécifiés qui fonctionnent pour les uns, dans les quartiers pauvres, comme des espaces d’assignation à résidence et pour les autres, dans les banlieues résidentielles, comme des espaces de la réussite et de l’entre soi, le système de division socio-spatiale donne à la dichotomie Ville/nature et à la stigmatisation des espaces urbains de pauvreté, une fonction de classement social et de domination. Il tend à proposer un modèle résidentiel auquel ne peuvent accéder les membres des classes pauvres et que les classes moyennes tendent à remettre en cause. La ville elle même, a pris des formes multiples aussi bien à l’intérieur de la région parisienne qu’aux différentes échelles de l’armature urbaine et dans les différentes régions socio-économiques.

La vision dichotomique de la ville et de la campagne n’en continue pas moins à jouer dans les représentations. Elle est alimentée d’ailleurs par la crise de la ville et de l’emploi qui contribuent à idéaliser non pas la vie à la campagne puisque celle ci ne procure pas de ressources mais la sensation de libération qu’elle peut apporter vis à vis du stress urbain et notamment de la vie en banlieue. Cette vision dont nous avons relevé la présence au début des années 80 à travers le discours des jeunes issus de l’immigration relatif à leur logement de rêve, accompagne aujourd’hui de nouveaux modèles résidentiels structurés par le retour vers les centres anciens et vers la ville en général. Celui ci tient certes principalement à la confrontation des habitants des grandes banlieues aux problèmes de déplacements et à l’inégalité des prestations entre les centres villes et les périphéries. Progressivement délaissée puis reconquise, éventrée et bétonnée par les grandes opérations de rénovation urbaine, la ville-centre a changé de références et de qualité de vie. La gentrification y est devenue la tendance dominante malgré le maintien de résidus d’anciennes compositions sociales à forte composante ouvrière et populaire.

Cette tendance de la ville participe cependant d’une mutation plus large de la composition et de l’image de la ville sous l’effet conjugué des mutations socio-spatiales et du jeu des principes de l’urbanisme moderne et des courants de l’écologie politique. L’installation de nouvelles classes moyennes assortie de mouvements de retours d’anciens urbains_ a créé de nouvelles clientèles électorales et une nouvelle dynamique des espaces centraux dont l’orientation vers les bureaux a laissé place aux commerces de rue et aux professions intermédiaires et culturelles. La reconquête de ces espaces en a fait un pôle aussi attractif que les banlieues résidentielles gr‰ce à leur densité en vie urbaine et culturelle et au développement des transports collectifs urbains.

La qualité de l’environnement urbain se mesure dès lors non plus seulement en termes de qualité physique des logements et des espaces collectifs mais également en termes de degré de centralité ou du moins d’animation de la vie urbaine. Le rapport à la nature peut ainsi être appréhendé comme une composante de l’espace de vie. Il participe à sa structuration comme élément indispensable organisé dans les temps de loisir et de vacances selon des temporalités et des échelles multiples.

L’approche de cette relation est étudiée ici à travers la perception et les pratiques des habitants de deux quartiers grenoblois , laquelle approche pose la question des visées et des effets de l’urbanisme en matière de rapport ville/nature.

Plus généralement, que nous apprennent les pratiques de nature des habitants de quartiers intelligemment conçus? Ces pratiques constituent elles des formes d’aliénation en tant que modes d’élargissement des possibilités de consommation? Comment se situent-elles pour des personnes en difficulté socioprofessionnelle? Comment ces pratiques sont elles déterminées culturellement chez les membres des classes populaires? Signifient elles une différenciation sociale par le recours à des pratiques de pauvres que seraient les usages des espaces verts des quartiers d’habitat social, usages effectués dans la frustration d’une montagne survisibilisée et valorisée par les discours dominants et par les modèles de vie centrés sur les loisirs?

3. Nos questions en situation

L’agglomération grenobloise, présente des spécificités importantes dans le rapport des villes à leur environnement naturel. L’inscription de la ville dans les Alpes procède d’une histoire longue en même temps que d’une séparation politique et sociale entre monde urbain et monde paysan. Sa croissance récente, à partir de la seconde moitié du siècle a succédé à une longue histoire de petite capitale sans relations économiques avec le monde paysan. Constituée d’abord par les fonctions judiciaires et politiques, ensuite autour des activités industrielles, la relation entre la ville et les Alpes n’a donné à la montagne une place majeure dans le mythe fondamental de la ville, que depuis la guerre. L’image et les fonctions de la montagne ont été progressivement associées aux pratiques des élites et des classes moyennes ascendantes, avec le triomphe de la société de consommation et de loisirs. Les fonctions de loisir ont alors pris une importance économique et sociale telle qu’elles se sont inscrites dans le système de gestion et de régulation locales.

On peut ainsi se demander comment les pratiques sportives liées à la nature, et plus précisément à la montagne (surtout la maîtrise de ces pratiques) contribuent au positionnement social des élites et à l’organisation du système local. Une telle contribution suppose une diffusion sociale des pratiques de loisir telle qu’elles constituent du lien social.

Le mythe montagnard grenoblois n’est pas absent de conceptions urbanistiques o la nature fait figure d’enjeu de pratiques résidentielles et de loisirs, donc de positionnements sociaux. Il s’agira de savoir dans quelle mesure cette offre de nature répond à une demande et surtout au système de dispositions propres aux jeunes des classes populaires et si cette offre donne lieu à des pratiques de la nature hors de la ville.

On doit s’attendre à ce que le mode d’accès à la montagne varie selon les groupes sociaux, les appartenances, l’histoire familiale , etc.

Il est ainsi utile également de considérer l’offre en matière d’accès à la nature, à travers les vecteurs de cette offre que sont par exemple les associations de quartier, l’école, les clubs,...

Il faut donc établir le lien entre les pratiques et les représentations de la nature qui se déploient dans et à propos du lieu résidentiel. La question sous-jacente est celle des différenciations dans l’accès aux pratiques de la nature qui sont suggérées à travers un dispositif résidentiel. Le quartier devient alors marque ou signe d’un positionnement avant tout social, et à la fois su’ des populations qui sera interrogée: entre un rôle libérateur et celui, au contraire, de reconnaissance des écarts établis dans la structure sociale.

Deux question centrales de la recherche se sont ainsi dégagées.

1. Quel sens donner aux pratiques sportives ou de loisirs relatives à la nature pour des populations jeunes, notamment celles qui vivent une crise d’identité, à la fois intégrées puisque françaises et toujours susceptibles d’être stigmatisées?

2. Quel rôle peut jouer l’espace résidentiel dans l’initiation de ces pratiques et quelles interactions se constituent entre les pratiques et les représentations de la ville et de la nature?

Nous avons ainsi été conduits à envisager les pratiques sportives et de nature d’un point de vue sociologique et géographique à travers leurs liens avec un contexte urbain et résidentiel. Celui-ci présente à la fois les caractéristiques de l’urbanisme des banlieues et celles, particulières, de quartiers qui bénéficient de l’environnement propre à l’agglomération grenobloise alors même qu’ils ont été conus sous l’influence d’un volontarisme local innovant en matière d’urbanisme et de paysagement.

Après avoir mis en évidence la nécessité de définir les pratiques sportives en fonction de l’espace des sports et des rapports sociaux qui s’y expriment, nous envisageons la question du contexte social des pratiques sportives tel qu’il se traduit dans les formes urbaines: la rue, le quartier, la nature dans la ville.

Cet ordre de présentation suggère de considérer l’offre non pas comme premier déterminant des pratiques mais comme facteur décisif du cadre social qui constitue lui mme une culture globale et locale. L’offre et par là même le marché servent ainsi de paradigme et grille d’analyse pratiques. Le marché des loisirs n’en est pas moins relativisé et rapporté au jeu social qui le structure et l’oriente. C’est ainsi que l’offre de loisirs telle qu’organisée directement ou indirectement par les politiques communales et intercommunales s’inscrivent avant tout dans les systèmes locaux d’organisation et de gestion de l’espace.

L’aménagement d’aires de loisirs de proximité et les interventions en faveur de pratiques sportives et de loisir sont généralement légitimées par des objectifs sociaux, culturels et politiques et ne sont pas conus en termes d’interventions publiques sur les marchés et sur les activités liées aux loisirs. Elles modifient néanmoins les marchés et les acteurs tant en matière de structure de l’offre qu’en matière de pratiques. L’identification des interventions permet ainsi de comprendre la place occupée par les loisirs dans l’organisation de l’espace locale tout comme elle éclaire les conditions de pratiques.

Quelques références

Bulletin du SRETIE, Ministère de l’environnement, 1994.

Nadir BOUMAZA, Alphonse FERNANDEZ et Jean Claude GUEGAN, le logement des jeunes d’origine maghrébine, recherche menée pour le Plan Construction, CIDECOS, Lyon, 1989,

Le fameux retour vers les centres ne peut être interprété comme celui de populations qui y étaient anciennement installées. Il s’agit, rappelons le, de l’occupation de quartiers rénovés, réhabilités et restructurés par près de trois décennies d’urbanisme et de mutations, par des ménages appartenant aux classes moyennes et supérieures et par des ménages jeunes.

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