Déplacements de registres et interférences

Essentialisation des faits sociaux relatifs à l’islam et méconnaissances (2002)

En s’attaquant à l’ensemble du système mondial, la composante radicale et terroriste des mouvements « islamistes » a fait déborder la question de l’islamisme» de son cadre historique et géo-politique. Les menaces terroristes et l’action menée internationalement pour les combattre, manifestent ainsi la constitution d’un nouveau type de conflit international opposant des ennemis antagoniques.

- Ce sont d’un côté des organisations terroristes, a-étatiques et internationales intégristes musulmanes, qui s’attaquent au système de gouvernement du monde et pour certains d’entre eux à l’impiété figurée par l’humanité telle que modelée par l’Occident.

- Ce sont d’autre part, les Etats unis, les grandes puissances financières et les institutions internationales mis en cause dans la situation des sociétés musulmanes et des musulmans et de plus en plus avec eux les gouvernants arabes.[1] Outre la question de la nature et des portées sociales et internationales de l’ intégrisme islamismte, ces faits de nature politique, posent les questions de la cohabitation internationale et des évolutions des sociétés musulmanes, dans ce contexte. Ils exacerbent et réorientent les représentations de l’islam et des musulmans, principalement les images négatives et les stéréotypes.

Plus largement beaucoup de discours et positions sur les musulmans et sur leurs modes d’expression et d’existence paraissent surdéterminés par l’actualité du terrorisme et des guerres opposant des Musulmans à des forces dirigées ou soutenues par les Etats unis. Construits en fonction de l’émotion et du danger, ils constituent en partie des reformulations de schèmes et d’oppositions culturelles et idéologiques ou religieuses anciennes qui renvoient aux Arabes et aux Musulmans des reproches d’intolérance, de dogmatisme et d’archaïsme ainsi que la responsabilité de leur état social et politique: pauvreté, sous développement, retards éducationnels, culturels et sociaux, autoritarisme des Etats et gouvernements, archaïsmes des institutions politiques et violences sociales.

Les discours et débats politiques et médiatiques, bien ou mal intentionnés, sont cependant souvent focalisés sur " l’islamisme» ou sur d’autres catégories générales comme « l’Islam », « les Musulmans » ou « la pensée musulmane » close et unique qui serait contenue dans « la lettre » de l’islam. Ils rejoignent en cela les traités et discours globalisants de la littérature de bazar et de propagande «islamistes». Cela se retrouve par exemple dans le discours « huntingtonien » sur « le choc des civilisations » qui, opérant une clôture entre les temps et les espaces sociaux de l’occident et de l’orient musulman, propose une relation de continuité entre une histoire globalisante des civilisations musulmanes, un crédo et des cultures.

Cette perception des cultures et caractéristiques sociales des Musulmans les rapporte à des aspects particuliers et à des figures du présent et du passé, à des vécus et des sentiments générés par l’information sur l’événement, des images du passé ou des perceptions de relations concrètes avec des individus, des groupes ou des entités globales et convoque des explications par le dogme et par essentialisation.

Ces confusions idéologiques participent fortement à la création de malentendus et d’incompréhensions entre sociétés. Elles sont d’autant plus mal reçues par les Musulmans dont beaucoup sinon presque tous, vivent depuis de nombreuses décennies avec le sentiment que les occidentaux et leurs Etats ne les aiment pas, n’ont pas d’autres stratégies que de les soumettre et les dominer et développant de surcroît des discours et des propagandes cyniques de dévalorisation et d’accusation d’archaïsme et de terrorisme.

Dépasser les méconnaissances et construire les objets de connaissance

Les difficultés de traiter ces questions graves du conflit et du rapport à l’islam ne manquent pas. Elles tiennent certes en premier lieu aux obstacles classiques de l’étude de l’homme, ceux de la force des préjugés et des illusions de connaissances ou fausses connaissances. Elles sont aujourd’hui renforcées par le poids social de la « communication » qui reprend elle même la pensée commune et se situe à l’opposé du principe scientifique selon lequel les faits sociaux doivent être considérés comme des choses extérieures aux individus et non réductibles à quelque substrat physique ou métaphysique.

La demande de connaissance de l’islam comme religion peut ainsi relever de cette réduction et des représentations caricaturales et proposer l’analyse du texte. Mais celui ci ne peut rendre compte de l’historicité et des mécanismes sociaux générateurs d’interprétation et d’application de la lettre qui nécessite encore d’être étudiée du point de vue historiographique[2] à l’aide des nouveaux outils de recherche en sociolinguistique, en archéologie et épigraphie par exemple.

Avec cette importance des approfondissements et retours sur les textes et les contextes de l’islam primitif et classique, il importe de soumettre à l’analyse la pluralité des usages interprétatifs de l’islam, tels qu’ils sont été historicisés pour les périodes considérées. De même est il souhaitable de prolonger l’étude des « renouvellements» du fait islamique dans ses formes et ses productions contemporaine de dogmes, de référenciation comme dans les appropriations dont il est l’objet.

Les connaissances souhaitables relèvent de ce point de vue, non plus de l’étude de la lettre de l’islam mais de l’examen des rapports sociaux et des relations sociales dans lesquels et auxquels participent les faits sociaux plus concrets comme le fait religieux avec ses mouvements et ses organisations, etc. ou encore comme le nouvel ordre du monde et les relations qui y sont établies entre les sociétés et entre les Etats.

Quoique déjà entamée par de nombreux auteurs à partir de préoccupations et de clefs interprétatives diverses, l’étude de l’ « islamisme» et du terrorisme islamiste qui sont le plus souvent associés et confondus, relèvent donc des faits sociaux et non pas de la lettre et du dogme qui sont à examiner en fonction d’autres finalités cognitives. Elle nécessite les rappels de redéfinition des objets et leur examen comme faits concrets.

- Le terrorisme «islamiste» se différencie radicalement des autres formes de contestation politique et moral de l’ordre du monde par le recours à la violence systématique et la plus meurtrière et par la recherche d’un système totalitaire et hégémonique. Il demande à être analysé dans ses logiques et systèmes discursifs et conceptuels, dans ses significations sociales, morales et culturelles, par ses modes et canaux de diffusion et d’organisation.

-L’ « islamisme» quant à lui ne saurait être ni réduit à telle ou telle de ses composantes ou de ses formes ni encore à l’action des organisations les plus radicales qui en sont inspirées. Comme le souligne Fethi BENSLAMA[3], l’islamisme qui « désignait dans la langue française, et cela depuis le XVIIème siècle, la religion islamique en tant que telle.. » (op.cit. 75) est devenu « un concept sinistré qui a cessé d’exister, entraîné vers sa perte par la volonté de continuer à traiter l’islam comme un tout homogène ..au prix de la plus grande confusion » et qu’il convient désormais d’écrire sous rature ~~« islamisme ».~~ Définissons le cependant par hypothèse, comme ensemble contemporain de mouvements d’idées, d’organisations et d’actions de groupes et d’individus ayant pour similarité de se référer dans leur action volontaire à la religion musulmane dont ils font une lecture fondamentaliste. Représenté en Occident principalement, comme corps collectif menaçant, il requiert des mises en perspective et des identifications susceptibles d’établir des typologies et les précisions nécessaires entre les catégories qui le constituent. Les différenciations et les mises en commun sont à déduire de l’enquête et plus généralement de l’étude empirique, à partir de ce qui le constitue contextuellement : discours, organisations, systèmes de référence et agents sociaux en interaction avec leur environnement et en situation d’historicité. Nous sommes alors bien éloignés de toute analyse de discours coranique ou de « hadiths » et, d’une certaine façon hors de toute spécialisation dans le domaine de l’islam.

La connaissance de ces phénomènes, rejoint les problèmes d’analyse de la genèse des mouvements politiques à caractère totalitaire c’est à dire principalement celui de la manière dont les idéologies et les organisations arrivent à capter et à canaliser les questions posées aux sociétés : sortie de la pauvreté et de la domination culturelle, accès aux biens et aux technologies, exercices des libertés et ouvertures de perspectives, modernisation des régimes et ouvertures démocratiques, réappropriation des cultures.

Si ensuite, la nature des conflits et des intérêts constitués présente des spécificités caractéristiques tout autant du monde actuel que de l’histoire des relations entre « l’occident » et « l’islam » (celui ci étant qualifié généralement comme oriental), elle ne s’apparente pas moins comme objet d’étude à celle d’autres conflits d’envergure et d’autres faits collectifs croisant des dimensions religieuses, idéologiques, socio-économiques et culturelles tout autant que politiques.

Ainsi peut on rapprocher l’»islamisme» d’autres mouvements contestataires de l’ordre du monde comme l’anarchisme ou le communisme au 19ème et au 20ème siècles même si ces derniers mouvements nés en Europe, se rattachaient culturellement à des principes culturels de l’occident européen.

Représentations externes et diversité des usages sociaux de l’islam

L’Islam, religion monothéiste constituée au 7ème siècle et historicisée à travers des constructions étatiques et civilisationnelles, se matérialise en systèmes de croyance et de pratiques. Elle est l’objet d’usages sociaux en interaction avec le monde et participe à la formation de cultures que nous rassemblons dans la notion d’islamités, ensembles d’habitus dynamiques par lesquels se manifestent des identités propres, des cultures et des formes de socialité référée au religieux ou manières d’être musulman. Les cultures sociales historicisées qui en résultent, contiennent la diversité et la spécificité des formes de religiosité et de l’ensemble des traits sociaux des musulmans qui s’inscrivent de cette manière dans l’universalité.

Ce fait civilisationnel large et important, est constitutif du monde contemporain dans lequel il interagit avec les autres faits. Il se manifeste par son évolution et par des renouvellements structurels de « la population » des Musulmans qui sont sujets et acteurs spécifiés de la mondialisation. L’»islamisme» en fait partie dès lors qu’il s’affilie à des tranches d’histoire, à des traditions et à des débats anciens sur la relation entre l’Etat et la religion et sur la formation du sujet à l’intérieur des sociétés. Il est ainsi constitué par des mouvements et des idéologies aussi nombreux que les situations de reformulation des questions anciennes. Le wahabisme séoudien et ses manifestions dans le monde, le mouvement des Frères musulmans tel que développé en Egypte et diffusé à l’échelle du monde arabe, l’»islamisme» pakistanais tel qu’orienté par l’histoire de la décolonisation de l’Inde, l’»islamisme» chiite iranien, l’»islamisme» algérien et son expression radicalisée dans la violence politique, l’»islamisme» français, anglais ou d’autres pays d’Europe, d’autres formes d’»islamisme» développés en Afrique noire ou en Asie orientale etc., forment à l’évidence une mosaïque hétérogène de mouvements et d’expression politiques dont les traits communs sont faits d’une volonté de proposer ou d’imposer un système politique inspiré d’interprétations fondamentalistes et souvent prosélytes de l’islam.

Reconnaître la complexité

Comme l’ensemble des représentations ici considérées, ce discours impose le rappel nécessaire de la question de la complexité de la constitution d’une religion et de l’évolution des usages sociaux qui en sont faits par les sociétés, dans des cadres historiques aussi complexes que le fait religieux lui même. Si l’on ne sait rien ni des textes fondateurs et de l’islam « primitif », ni de l’inscription historique des états et des sociétés, ni encore des mutations de l’islam classique (Mohamed ARKOUN) il faut par contre rappeler et interroger les savoirs sur l’histoire du monde musulman qui sépare radicalement les sociétés arabiques, moyen et proche-orientales, asiatiques, maghrébines et andalouse ou qui indique la multiplicité et la diversité des interactions entre société, politique et religion propres à toutes les sociétés humaines. A la multiplicité des dogmes et croyances entre les rites et à l’intérieur des communautés de rites, s’ajoutent en effet les rapports sociaux à la religion que la littérature et notamment les « mille et une nuits » donnent à connaître comme rapports constitués par les universaux et par les singularités. Structurées par les pouvoirs politiques et les dynamiques socio-historiques, la religion musulmane et les sociétés musulmanes, ont été riches de divergences et différences d’interprétations et d’usages politiques, de rapports extrêmement divers entre pouvoirs politiques et pouvoirs religieux, de guerres et de conflits tout comme l’a été le christianisme.[4]

La question du pouvoir en Islam et les interférences entre islam et contexte politique

Cette question ancienne et classique se pose aujourd’hui de façon nouvelle pour les musulmans qui s’étant disséminés à travers le monde se trouvent placés sous l’autorité d’Etats non musulmans et parfois dépourvus de magistère religieux du fait de l’absence de clergé en islam. Elle se pose aussi dans les Etats musulmans dont l’état est pour le moins difficile à divers points de vue soit matériels soit culturels en situation de richesse économique (Etats de la péninsule arabique) interroge la qualité et la capacité de gouvernement.

De par ses origines et ses références à l’histoire politique des civilisations musulmanes, l’ « islamisme» s’est structuré de façon multiforme autour de la reformulation de la question du pouvoir en Islam, question posée depuis « la grande discorde »[5], cette rupture de la succession introduite par l’assassinat de Ali et la constitution de la dynastie omeyyade[6]. Cette question qui n’a pas manqué de marquer et d’orienter sous différentes formes l’histoire musulmane, a été réduite à diverses reprises, à des conflits de pouvoir et à des modes de transformation des relations entre pouvoir politique temporel (celui du sultan, du roi ou du prince) et pouvoir religieux. Tantôt associé au premier dans la succession califale au Prophète et tantôt exercé par le sultan ou Calife, le pouvoir religieux a pris diverses figures comme celles de l’Imamat ou celle du Mehdi, restaurateur de l’ordre moral et religieux, tous personnages peuplant l’histoire de l’islam à partir de leur action contestataire de tel ou tel gouvernement de l’islam.

Cette question a été reposée de façon nouvelle au cours de la période moderne avec l’évolution des relations internationales autour de la méditerranée. Les Musulmans qui n’avaient jamais vécu en situation de minorité religieuse et qui lorsqu’ils ne s’étaient pas converti, s’étaient réfugiés en terre d’Islam (Dar el islam) lors de toute conquête chrétienne, notamment après la prise de Grenade (1492), ont été confrontés à une situation d’occupation par une puissance « chrétienne » avec la prise d’Alger en 1830, puis plus tard avec le démantèlement de l’Empire ottoman.

Face à la puissance française conquérante d’Alger et de la Régence, on a vu des tribus et des chefs s’associer aux troupes coloniales, pactiser ou collaborer avec elles, tandis que d’autres forces plus ou moins organisées, opposaient une résistance sous la forme de Djihad contre un occupant chrétien et recherchaient la mise en place d’un pouvoir musulman, faute de disposer de tutelle comme ce fut le cas avec l’Empire ottoman. Le problème du positionnement de la population ne manquera pas de se poser 132 ans sur le plan politique certes, mais également dans le rapport des individus vis à vis des Européens comme de l’administration et de l’armée et ce jusqu’à l’indépendance. Cela ne manqua pas de se manifester au sein du mouvement national par la division entre les partisans d’une association à la France et les militants pour une indépendance totale pour laquelle le FLN eut à user d’autoritarisme, afin de créer l’unanimisme et la sacralité de la lutte qui a été entreprise au nom de l’islam. L’Algérie indépendante qui héritait d’une forte influence française sur les cultures, adoptera ainsi l’Islam comme religion d’Etat. Il s’y développera un régime autoritaire dans lequel la religion été utilisée comme instrument de mobilisation unanimiste et de diffusion de valeurs fondamentalistes qui ont permis une montée croissante de l’islamisation de la société et de l’expression politique.

A l’issue de plus de quarante ans d’indépendance, ce pays ne semble pas encore avoir trouvé les voies du progrès matériel et culturel malgré des atouts importants (les hydrocarbures et l’héritage colonial et du modèle français) qui compensaient les séquelles de la colonisation et de la guerre d’indépendance. Les causes politiques de cet échec ne peuvent y exclure la place qui y a été faite à la religion. Elles posent la question non pas seulement de la responsabilité de l’islam et des croyants mais également celle de la gestion politique du rapport au religieux par la classe politique.

En effet, alors que les élites ont su – bien ou mal , bien et mal – utiliser la religion comme moyen d’affirmation identitaire et de mobilisation pour vaincre la domination coloniale, elles ont manqué de trouver en situation d’indépendance, les voies d’une mobilisation positive ou d’une neutralisation de la religion. Bien au contraire l’usage qui y a été fait de la religion, a provoqué une prédominance des valeurs fondamentalistes les plus conservatrices, dans la famille et dans la culture sociale. Elle a alimenté la pensée «islamistes» conservatrice et débouché sur la très grave crise sociale et politique des années 90.

La question du pouvoir en islam trouve dans le cas du Maroc, deux réponses historiques originales par leur conformité à la tradition califale et au problème du gouvernement des Musulmans en situation de domination politique par une puissance non musulmane. Le traité du Protectorat s’y était fait en 1912 par accord avec le Sultanat qui n’a pas été dépossédé de l’exercice du pouvoir politique sur les fidèles. Il en a résulté après l’établissement du Protectorat français, ce double pouvoir constitué d’un côté par celui du Makhzen placé sous l’autorité au moins symbolique du Sultan et de l’autre par celui de l’administration du protectorat omnipuissante dans les domaines de la police, de l’économie, des relations extérieures et de divers domaines de l’action moderne comme la fiscalité, la santé, l’éducation,..L’Indépendance du Maroc qui a fait du Sultan, le dépositaire reconnu par l’élite politique, culturelle et religieuse marocaine, de l’autorité concédée a ouvert une nouvelle tranche d’histoire dans laquelle le pouvoir du Sultan devenu Roi s’est progressivement défini selon le modèle Califal par déclaration et reconnaissance d’une directe filiation de la monarchie avec les premiers gouvernements de l’Islam[7]. La configuration de l’autorité du Roi vicaire de Dieu, et de sa légitimation par la religion y est complétée par l’allégeance des clercs et autorités dans une affirmation doctrinaire du pouvoir « articulée autour de deux principes fondamentaux : le principe de la nécessité de l’ordre Califal (face au risque de Fitna ou de désordre) et celui de son omnipotence, le Calife étant le vicaire de Dieu (TOZY, 1999, op.cit , p.29).

La représentation y est configurée comme vecteur de conseil au souverain et ne saurait donc altérer le mode de légitimation par allégeance, toute autre position étant renvoyée en extériorité et susceptible de devenir dissidence.

Quoique confronté à la présence d’organisations «islamistes»s à caractère terroriste qui se sont manifestées par les attentats du 16 mai 2002 à Casablanca et qui sont susceptibles de tirer parti des situations sociales de grande pauvreté, le Maroc est apparemment assuré contre la déstabilisation par l’islamisme». Cette situation se traduit par une intégration de l’»islamisme» politique qui participe à la discussion de la conformité des actes de pouvoir avec les préceptes de la religion. L’exercice du magistère religieux se fait ainsi sous l’autorité du Roi qui nomme les Ulémas et les consulte notamment pour rechercher les voies de la réforme du droit en fonction des nécessités de la modernisation et de la régulation. La réforme de la Moudawana adoptée en 2004 a pu ainsi être engagée à l’initiative du Roi sans que n’y contrevienne une divergence interprétative de la religion comme cela se passe dans l’ensemble des cas d’interférence entre magistère religieux et pouvoir temporel.

Ces deux exemples qui ne sauraient suffire à la compréhension du rapport entre religion et politique, permettent de constater la spécificité du pouvoir en islam à l’époque moderne où interfèrent les facteurs de décision politique et le fait d’un contrôle multiforme de la religion par l’Etat. Faisant l’objet d’un consensus dans l’ensemble du monde musulman, l’institution de l’islam comme religion d’Etat permet certes à l’Etat de légitimer religieusement, l’interprétation de la loi et de la religion étant confiée à des corps de ulémas contrôlés par l’Etat et par la loi civile. Elle constitue cependant les citoyens non musulmans comme des minorités soumises à la loi islamique et crée des risques de gouvernement des choses et des hommes sous l’empire de la religion dans tous les domaines de la vie privée et publique. Elle offre en tout cas aux gouvernants un instrument supplémentaire de contrôle et de légitimation du gouvernement du monde et d’orientation de la culture morale et politique.

L’omniprésence de la religion apparaît ainsi comme fortement orientée par la constitution des Etats et plus généralement par leur construction politique. Elle est à interroger dans ses effets retour en matière d’influence des fondamentalismes dans la formation des cultures sociales et institutionnelles, biais essentiel des militants «islamistes»s agissant dans l’interconnaissance des agents administratifs et politiques qui peuvent y trouver leur intérêt.

Comment cet usage étatique de l’islam influence t-il la société ? Permet-il la construction de voies nouvelles de séparation du religieux et du politique par l’expérimentation des impasses de la pensée fondamentaliste mis en œuvre à l’intérieur de l’espace public contrôlé par l’Etat ainsi que le montrent le fonctionnements de l’Education nationale dans les pays du Maghreb, de la justice en Egypte etc. ?

Des évolutions par concomittance

Posons par hypothèse qu’une étude de l’évolution récente de l’»islamisme» montrerait une croissance rapide de sa diffusion allant de pair avec son échec relatif qui se traduirait dans un mode terroriste de son internationalisation. La rapidité de diffusion pourrait s’expliquer avec l’absence d’alternative de changement aux situations politiques, économiques, culturelles et sociales mais aussi et surtout par les organisations dont l’efficacité caractéristique des mouvements totalitaires, résulte de leur capacité à construire une autorité symbolique dont la légitimation combine la légitimité à base rationnelle, la légitimité à base traditionnelle et la légitimité à base charismatique[8].

L’échec relatif que des spécialistes ont décelé dans l’analyse de l’influence «islamiste» tiendrait par contre à la démonstration de l’impasse des solutions nationales proposées par les régimes «islamistes, ceux de l’Iran et du Soudan et par les formations «islamistes»s algériennes.

Il n’en demeurera pas moins que l’»islamisme» dispose de grandes possibilités de diffusion par prédication et par des modes diversifiés de mobilisation qui peuvent en eux mêmes indiquer des évolutions de la référence à l’islam dans l’expression des populations prédisposées à son influence. L’examen des fondements sociaux et politiques de ces évolutions devrait ainsi permettre d’examiner tout autant les facteurs concrètement favorables à l’islamisation et à la mobilisation que l’identification des dynamiques socio-politiques des sociétés à référence musulmane et notamment des indications de construction d’une sortie du religieux comme référence hégémonique.

Comment donc sortir du conflit et de ce qui peut apparaître comme impasse culturelle et politique ?

Comment dépasser les contradictions apparentes entre les prescriptions religieuses telles que réinterprétées dans les sociétés contemporaines et données comme vérité et solutions par l’»islamisme» et les nécessités de libertés publiques et individuelles ?

Comment penser les libertés comme cadres sociaux et références permettant l’exercice des croyances religieuses, leur adaptation aux autres croyances et idéaux sociaux et les constructions progressives d’un gouvernement démocratique des cités du monde ?

Les redéploiements du religieux dans la sphère politique mais pas seulement ne sauraient contenir de la seule résurgence de visions archaïques du monde. Ils contiennent la compréhension du monde telle qu’elle est « agie » par les différents systèmes de transformation qui indiquent les ajustements contextualisés des individus aux possibilités qui leur sont offertes pour sortir des situations d’impasse et d’angoisse. Les cultures sociales, les valeurs et les modèles constitués par les sociétés sont hétérogènes, cohérents et contradictoires en même temps. Ainsi en est il du principe de justice qui oriente les prédispositions et oppose l’idéal et les discours aux actes et aux réalités. Les musulmans qui agissent et réagissent comme individus mais également comme groupes et comme sociétés ne manquent pas de discerner et d’identifier les stratégies, les intérêts, les contradictions et les logiques propres aux mouvements et agents «islamistes»s comme à ceux des gouvernants et puissances, des groupes d’intérêt internes et externes à leurs sociétés. Ils font inégalement, à chaud et à distance de l‘expérience de guerre, de misère ou de vie, l’analyse de l’association des figures de religion et de justice aux régimes en vigueur : régime autoritaire et bureaucratique en partie redistributeur, régimes autoritaires et hiérarchisés régulés par des degrés variables de libéralité.

Ce sont donc d’une part, les habitus et les relations des individus et des sociétés au sein des différentes strates de leur environnement qui sont à identifier et comprendre à partir des trajectoires, des positionnements de contrainte et d’opportunité et des registres offerts par les organisations et les institutions.

Ce sont d’autre part les régimes d’action qui sont à identifier en tant que cadres historicisés et caractérisés par des contraintes des acteurs institutionnels, des marchés et des systèmes : régimes de clientèles, absences de dispositifs de redistribution de la donne sociale et économique, fermeture du jeu de la mobilité sociale et absence d’ascenseurs sociaux, blocage des systèmes éducationnels et des régimes productifs traditionnels, impensé de la culture et des patrimoines par réduction de la notion de tradition, méconnaissance des systèmes productifs, des savoirs et des combinatoires potentielles de ressources et systèmes, etc.

Références et bibliographie

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A compléter, corriger, (Gilles) KEPEL, le déclin de l’»islamisme», …2002

BURGAT, (François), L’»islamisme» en face, La découverte, 1995Jean Claude VATIN, (dir), Islam et politique, Aix en Provence, CRESM,/CNRS, 1982

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TOZY, (Mohamed), Monarchie et islam politique au Maroc, Presses de sciences Po, 2ème ed. Paris, 1999

WALLERSTEIN, (Immanuel), L’héritage de la promesse de la science sociale », Sociétés contemporaines (1999), n°33-44 (p-159-194)

[1] Ce texte reprend les éléments d’introduction présentés au premier séminaire "Islams et islamités" tenu par le Centre Jacques Berque en Octobre 2001, après les attentats du 11 Septembre 2001 sur le World Trade Center , NY. Il propose à partir des questions posées par l’»islamisme», quelques pistes de réflexion à propos de l’évolution des sociétés musulmanes et du rapport entre sociétés et religion musulmane.

[2] L’étude archéologique des sources et des processus de transmission de la version officielle du Coran comme celle des « dits » du prophète (les « hadiths ») , celle aussi de la production historique des textes, sources et interprétations quoique importante, méconnue et insuffisamment valorisée a fait l’objet de nombreux développements des spécialistes de l’exégèse et de la religion elle même qui montrent l’utilité de leur développement. Mohamed ARKOUN, La raison islamique,

[3] Fethi BENSLAMA, la psychanalyse à l’épreuve de l’islam, Aubier, 2002,op.cit. 75)

[4] « Toute la difficulté du problème.. (de la désintrication du religieux et du politique)..serait donc de pouvoir penser des histoires différentes et similaires….il était aussi dans l’histoire des sociétés musulmanes, des formes idéologiques de séparation du religieux et du politique, des formulations a-théologiques du lien , auxquels les historiens ont assigné une place trop restrictive.. », p.24, Jocelyne DAKHLIA, le divan des rois, le politique et le religieux dans l’islam. Aubier, 1998.

[5] Hichem DJAÏT, la grande discorde, Paris, Gallimard, 1989

[6] Il est utile de se reporter à Mohamed TOZY, Monarchie et islam politique au Maroc, Presses de sciences po, Paris, 1999, Djaït HICHEM, La grande discorde, : religion et politique dans l’islam des origines, Paris Gallimard, 1989

[7] TOZY, (Mohamed), Monarchie et islam politique au Maroc, Presses de Sciences Po, 2ème ed., 1999, p.25 à 35.

[8] pourquoi les sujets obéïssent ils à ceux qui les commandent ?. Les coutumes et les avantages matériels ne suffisent pas et il faut ajouter la croyance n la légitimité décrivant les trois types purs d’autorité ou de domination légitime : la légitimité à base rationnelle (l’ordre du monde est injuste, l’Occident est hostile aux Musulmans), la légitimité à base traditionnelle (la tradition musulmane doit être protégée contre l’occident qui imposerait ses valeurs aux sociétés et plus généralement aux valeurs considérées comme propres aux musulmans) et la légitimité à base charismatique (Benladen, Cheikh yassine,..) Weber : (1999, 246, Jensen , in I. Wallerstein, op. cit., p.192, note 34)

Islams et islamités, texte publié en 2002